Décoloniser l’aide humanitaire ? Enjeu, limites et perspectives

L’Observatoire éthique et santé humanitaire a organisé une journée de conférence intitulée « Décoloniser l’aide humanitaire ? Enjeu, limites et perspectives » à l’Université de Neuchâtel en septembre 2022. A travers cet article, je propose de résumer les diverses interventions de la journée, afin de nourrir des réflexions sur ce sujet et sur la mise en place de pratiques équitables.

 


Introduction

L’Observatoire éthique et santé humanitaire a organisé une journée de conférence intitulée « Décoloniser l’aide humanitaire ? Enjeu, limites et perspectives » à l’Université de Neuchâtel en septembre 2022.  A travers cet article, je propose de résumer les diverses interventions de la journée, afin de nourrir des réflexions sur ce sujet et sur la mise en place de pratiques équitables. On pourrait se demander quelle est la nécessité de visibiliser ces mécanismes et processus en jeu dans un domaine a priori motivé par la promotion de la dignité humaine à échelle mondiale. Or, selon certainŸes intervenantŸes, c’est précisément parce que l’on peine parfois à questionner « la bonne volonté » ou les « bonnes causes », qu’il semble pertinent de creuser les questions éthiques en trame de fond - et non moins centrales - des espaces humanitaires et de développement d’initiatives du Nord global.

On peut également questionner la pertinence de traiter d’aide humanitaire dans le cadre de la coopération au développement. Néanmoins, les deux sujets sont intimement liés (historiquement aussi bien que dans les pratiques de terrain), ce que l’on constate notamment au niveau institutionnel, avec le nexus au niveau de la DDC. Ces espaces sociaux et politiques du champ humanitaire semblent en effet denses, complexe, et leurs limites relativement floues.

 

Une perspective historique du concept « humanitaire »

Nago Humbert a inauguré la journée en proposant une perspective historique du concept « humanitaire ». Il a parlé de la guerre du Biafra (Nigeria), période posant les principes de l’humanitaire occidental actuel, dont l’abandon du paradigme de « neutralité » et la prévalence du témoignage. Il a continué en rappelant l’Epopée de l’Arche de Zoé[1] et sa couverture médiatique démontrant l’idéologie sous-jacente de la figure de la « victime ». Enfin, il a évoqué des principes essentiels - selon lui - à toute démarche humanitaire : d’une part l’attente et la nécessité réelle sur place ; et d’autre part la visée d’une autonomisation. Ce dernier aspect l’a amené à traiter de la compassion comme fondement marketing de recherches de fonds auprès des bailleurs, et sur l’instabilité de ce fonctionnement.

 

Les implications politiques d’un budget

Faisant suite à cette introduction, Pierre Micheletti a traité des modèles économiques dans l’aide humanitaire. Il affirme que rien n’est plus politique qu’un budget, ce dernier traduisant une certaine intentionnalité politique rationalisable. Il a ensuite énuméré diverses limites du mode de fonctionnement actuel dans ce domaine, dont des problèmes volumétriques[2], ainsi que ces tentations néolibérales[3], occidentalocentrée[4], et sécuritaire. Il a finalement présenté, à son tour, des pistes de réflexions. Les principales étant une contribution financière obligatoire des pays à revenus élevés, ainsi qu’une mise en place de contraintes liées aux recommandations du Sommet d’Istanbul[5].

 

Une expérience au CICR : la dignité des bénéficiaires au centre

Puis, Pierre Krähenbuhl a fait part de son expérience au sein du CICR. Il a enrichi celle-ci de réflexions sur la nature de la guerre, son impact humain continu (en termes de souffrances notamment), ainsi que la nécessité de ne pas la glorifier ni normaliser celle-ci dans nos imaginaires culturels. Il a également soulevé l’importance de considérer la dignité des personnes bénéficiaires de l’aide comme élément central à tout engagement, afin de ne pas déposséder les personnes en question de leur individualité. Ainsi, la manière de parler et de présenter ces personnes est un aspect crucial de cet engagement. Par ailleurs, il défend la « neutralité » du CICR, essentielle à toute action de leur part, et évoque finalement la question de la localisation des acteurŸices, qui sera reprise plus tard dans la matinée par un autre intervenant.

 

Quand l’humanitaire reproduit les inégalités

Nora Bardelli a par la suite présenté sa thèse « quand l’humanitaire (re)produit les inégalités structurelles : l’exemple de réfugié.es malienŸnes au Burkina-Faso », basé sur une étude ethnographique. Elle a mis en avant les représentations discursives de la figure des réfugié.es, dont la distinction de « vraiŸes » réfugiéŸes. Dans ce sens, elle a présenté la vulnérabilité comme critère de sélection des agences humanitaires pour s’assurer de la « distribution équitable » de l’aide. Ce critère pensé dans un certain contexte et appliqué dans un autre, ne reste évidemment pas sans faille. En effet des situations familiales complexes sortant des caractéristiques pensées comme déterminante d’une certaine vulnérabilité[6] démontrent ces failles.
Enfin, elle constate que certaines mesures censées aider des personnes, peuvent au contraire, ou parallèlement, renforcer certaines inégalités existantes (en citant notamment l’exemple de travaux féministes sur la reproduction des normes patriarcales occidentales sur le terrain).

 

L’humanitaire au risque du colonialisme

Ensuite, Rony Baumann a proposé de considérer « l’humanitaire au risque du colonialisme ». Dans un premier temps, il a présenté trois sources historiques de la médecine humanitaire (guerres, médecine coloniale et médecine des sociétés philanthropiques). Il est ensuite revenu sur les présentations précédentes, spécifiquement les termes employés. Il a d’abord exposé l’importance de la prise en compte réaliste de la relation d’ « instrumentalisation » entre les autorités légales/de faits et les actions humanitaires. Puis, il a démontré la contradiction du terme « neutralité » dans le domaine humanitaire, car il y a selon lui une prise de position nécessaire dans les choix d’action. Pour finir, il exemplifie les liens entre le « droit humanitaire » et les guerres.

 

Les enjeux d’un nouveau paradigme : la localisation de l’aide

Avant de conclure cette journée par une table ronde, Francis Akindes, professeur de sociologie politique et économique à l'université Alassane Ouattara (Bouaké, Côte d'Ivoire) propose sa présentation « derrière la rhétorique de la localisation de l’aide : les enjeux pluriels d’un nouveau paradigme ». Il explicite ce paradigme de transition du domaine humanitaire vers un rééquilibrage des relations Nord-Sud. Ce cadre conceptuel est développé pour lutter contre les tensions émergentes du modèle humanitaire actuel, co-construit par les agences humanitaires du Nord et les bailleurs de fonds.

Selon le professeur, ce modèle est en effet critiqué par les instances et les communautés auxquelles sont destinées ces formes d’assistance - ainsi que par certains organismes du Nord - considérant qu’il est essentiel de décoloniser ou désoccidentaliser ces rapports. Pour ce faire, le paradigme de la localisation veut confronter la place du « local » dans les politiques d’assistance humanitaire, en ramenant les organisations de la société civile et les institutions publiques sur place au centre du système humanitaire.

Pour comprendre cette nécessité d’un nouveau paradigme, il présente le processus par lequel les inégalités et leurs mécanismes de reproduction se sont politiquement et historiquement construits, dans un contexte de besoins financiers exponentiels, orientant les ONG vers les bailleurs de fonds plutôt que vers les partenaires du Sud.

L’incorporation de relations asymétriques dans l’architecture du domaine humanitaire, finit en effet selon lui par impacter les relations opérationnelles entre acteurŸices du Nord et du Sud. Ces relations asymétriques partent selon lui du contrôle absolu des bailleurs sur les diagnostics et méthodologies. Ces derniers définissent en effet les orientations et priorités d’action, particulièrement en situation de crise. Ainsi, les ONG soumises à des relations asymétriques de pouvoir avec les bailleurs, reproduisent ces asymétries dans leurs relations avec les partenaires locaux. Elles transfèrent ces violences symboliques aux institutions locales, ces charges originellement imposées par les bailleurs.

Ces relations asymétriques se constatent en divers aspects. D’une part, le recrutement local reste majoritairement lié à des tâches exécutives, face un leadership occidental. D’autre part, on constate une différence de traitement à compétences égales (cas de salaires inégaux et de racisme évoqués).

Ce contexte mène à des tensions entre les ONG locales et internationales. Selon F. Akindes, des changements profonds sont nécessaire pour mettre en place des rapports plus équitables entre les acteurŸices du Nord et du Sud. Ceci pour le contrôle des ressources, la prise de décisions, la révision des mécanismes de financement (plus directs), la réduction de sous-traitance, ainsi que la visibilité croissante des ONG du Sud.

Ces défis semblent conséquents en regard de l’expression de la compassion à géométrie variable, soit concentrée entre les mains des 20 grands pays donateurs ; ainsi qu’en regard d’une solidarité orientée principalement par des intentions politiques ; et finalement dans un modèle néolibéral ne laissant que peu de place à la correction d’inégalités structurelles.

Pour conclure, nous avons assisté à une table ronde évoquant les normes néolibérales, patriarcales et racialisées qui influencent inévitablement les structures organisationnelles ; ainsi que les rapports et structures hérités de la colonisation que l’on retrouve au cœur des organisations (ex : ONU avec distinction head/field, et exemple de discriminations basées sur la couleur de peau) ; et finalement les imaginaires autour de la figure de « victime » circulant encore, et participant à reproduire des imaginaires coloniaux.

 

« Passer d’une éthique de la compassion à une éthique de la justice sociale adressant les causes structurelles des inégalités »

 

Pour plus de détails, rendez-vous sur cette page.

Leila Vythelingum, assistante de programme chez Latitude 21

 


[1] En octobre 2007, l'association l’Arche de Zoé tente d'exfiltrer illégalement 103 enfants du Darfour, à la frontière tchado-soudanaise, affirmant que c’est un « sauvetage humanitaire » et que c’est enfants seraient « dans tous les cas mieux en Europe ». source : https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/dans-le-retro-le-fiasco-humanitaire-de-l-arche-de-zoe-18-01-2016-5461703.php consultée le 08.11.22

[2] Faisant référence au fait que les transferts de fonds sont supérieurs à l’APD (aide publique au développement), ainsi qu’au fait que les 20 pays avec le revenu national brut supérieur en 2020, ne sont pas les 20 principaux donateurs

[3] Faisant référence à la provocation d’un sentiment de proximité avec certains évènements/catastrophes et non avec d’autres (la variabilité compassionnelle comme base instable à nouveau)

[4] Faisant référence notamment aux critères de financement des gouvernements et aux pouvoirs décisionnels

[5] Le Sommet mondial sur l’action humanitaire (23 et 24 mai 2016) est un appel mondial à l’action lancé par le Secrétaire général de l’ONU. Il a marqué un tournant décisif dans la manière dont la communauté internationale se prépare et fait face aux crises afin de prévenir les souffrances humaines. Source : https://www.un.org/fr/conf/whs/faq.shtml#:~:text=Qu'est%2Dce%20que%20le,Ban%20Ki%2Dmoon. Consultée le 07.12.22

[6] Elle nous a notamment fait part de l’exemple de personnes mariées mais vivant séparément, l’une des deux parties étant réfugiée au Burkina Faso et ne bénéficiant pas de soutien financier de l’autre partie. Cependant, cette personne ne rentre pas dans la catégorie de « réfugiéŸe vulnérable », car elle bénéficie du statut de personne mariée.